Julien Green, Si j'étais vous...

Fabien Especel est mécontent de sa vie. Solitaire, laid, sans perspective, il n’a qu’un seul désir : échapper à lui-même, fuir son propre moi, et faire l’expérience de vivre dans la peau de quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus beau, de plus fort, et surtout, se sentir aimé. Après un pacte avec le Diable, qu’il rencontre en la personne de l'énigmatique M. Brittomart, il peut se glisser dans la peau d’autrui et prendre la place de cette personne, en prononçant une formule mystérieuse accompagnée de son prénom. Se succèdent alors des transformations au cours desquelles il s’éloigne de plus en plus de son moi originel. Tout d’abord, il se glisse dans la peau de son chef M. Poujars (et le corps de Fabien s’effondre alors que son âme s’infuse dans le corps de Poujars), puis, souffrant de la corpulence et des problèmes de reins de ce dernier, Fabien-Poujars se transforme en Paul Esménard, un méchant tueur, et essaie de conquérir Berthe, dont Esménard est depuis longtemps amoureux. La forçant à céder à ses avances, il l’étrangle, et Fabien-Esménard est alors pris dans le piège : bientôt, les voisins remarqueront la disparition de Berthe, la police va mener l’enquête. C’est grâce à l’aide de M. Brittomart que Fabien-Esménard réussit à s’échapper, et peut continuer les transformations : son choix porte alors sur Fruges, personnage sévère et religieux, que Fabien quittera bientôt pour se transformer en Camille, jeune homme de vingt ans, beau et en bonne santé. Mais Fabien-Camille se rend compte qu’il s’est éloigné de plus en plus de son moi, et désire retrouver sa personnalité originelle. Fabien-Camille retourne alors sur les étapes de sa transformation, et retrouve ainsi sa maison natale, oubliée depuis longtemps. Fabien se trouve agonisant sur son lit, pendant que Fabien-Camille grimpe les escaliers vers son ancienne chambre. Fabien entend Fabien-Camille prononcer des mots incompréhensibles accompagnés de son prénom, veut se lever pour laisser entrer l’inconnu mais n’y parvient pas. A son réveil, il raconte ces événements à sa mère, qui lui assure que personne n’est venu et qu’il est resté dans le coma pendant trois jours. Fabien, après un dernier essai d’obtenir la tendresse de sa mère, meurt.

L’histoire de Fabien met en question la définition du moi, et nous confronte à la question de notre personnalité : qui n’a pas ressenti le désir de quitter son moi pour quelques instants, qui n’a pas éprouvé l’envie d’échanger sa vie contre une existence plus heureuse ? L’exploration de l’humanité, par les visites des différentes formes de vies, permet à Fabien de connaître différentes personnalités. Le récit soulève ainsi de nombreuses questions : qu’est-ce que le moi ? peut-on être multiple ? quelle est l’instance en moi qui fait de moi tel être, qui me différencie des autres ? C’est la question du sujet humain, du sujet de la pensée, qui s’impose ici. Green écrit dans Le Voyageur sur la terre : « Pourquoi ne suis-je pas comme tout le monde ? J’ai quelquefois le sentiment qu’il y a derrière tout ce que je fais, derrière tout ce que je pense toutes sortes de choses que je ne comprendrai jamais. Ne viennent-elles pas de moi, de mon cerveau ? Et si elles viennent de moi, pourquoi me restent-elles étrangères ? Est-ce que je ne m’appartiens pas ? Est-ce qu’il y a une partie de moi-même qui est hors de ma portée ? » Cela semble suggérer qu’il y a un espace incontrôlable en l’homme, espace qui risque d’être occupé par une force occulte, une force diabolique, qui nous prendrait du dehors et à laquelle nous devrions nous soumettre.